REGARD DES HOMMES, NAISSANCE DES PAYSAGES

Marc Deneyer photographie la campagne, Claude Pauquet photographie la ville, l’un le naturel, l’autre l’artificiel. Rien ne semble rapprocher les images de ces deux artistes : les objets sont trop dissemblables, les ambiances diffèrent, les optiques sont résolument opposées. Mais est-ce si sûr ?
Ces images ne viennent pas documenter une thématique paysagère de l’espace urbain ou de l’espace rural : elle produisent une analyse, proposent un sens de lecture de ce qui nous entoure, celui du photographe pris comme individu dans sa relation singulière à l’espace mais aussi comme homme intégré à une société, à un contexte civilisationnel qui détermine les regards et oriente les points de vue sur le monde, dans leur double dimension temporelle et spatiale.
En cela, les images diffèrent mais se ressemblent. Elles sont à la fois un instant du monde et le résultat d’une manière de le parcourir et de le percevoir. Ici, cette manière nous semble être celle de l’homme qui marche. Pas à pas, le photographe, et l’homme à travers lui, entretient une relation complexe avec son environnement, à la fois sous une forme matérielle et par une sensibilité qui lui reste très personnelle tout en étant peu ou prou partagée avec la collectivité. C’est le domaine de l’idéel. Des distances sont ainsi franchies, des frontières sont traversées, concrètes et/ou mentales. Ces images suggèrent des chemins à parcourir et des cheminements dans l’espace avec toutes les dimensions permises par le regard : perspectives, lignes de fuite, horizons et interrogations sur la localisation même de ce qui est montré. D’ailleurs peu importe en vérité les lieux qu’elles montrent. Ici ce ne sont pas les lieux qui comptent, ce sont les échelles. En apparence l’œil du photographe focalise sur des détails, des portions de paysages, peut-être des non-paysages, simplement des images fugaces dont on pourrait penser de manière un peu facile qu’elles ne pourraient prendre une consistance que remises dans un contexte, en élargissant le champ visuel, sans quoi leur portée resterait limitée.

Mais n’est-ce pas là aussi qu’une apparence ? Ne touche-t-on pas au contraire aux structures même du paysage et des territoires, à ce qui procure chez l’homme du sentiment d’appartenance, à la complexité de la relation entre l’homme et l’espace. L’espace est à la fois enfermement et ouverture. Il est interface entre différentes dimensions : le sol et le ciel, l’ici et l’ailleurs, l’intérieur et l’extérieur, le moi et l’autre. Son fonctionnement nécessite des circulations, qui empruntent des chemins, parfois concrets, parfois invisibles. Les hommes ne sont pas les seuls à circuler. Les éléments aussi circulent : l’eau, l’air, les nuages, les animaux. L’image n’est pas figée. D’ailleurs les apparences sont encore une fois trompeuses. Il n’y a ni vie animale ni hommes présents sur ces images et pourtant ils sont partout, à la fois  par les traces qu’ils laissent et aussi par le regard du photographe. Toutes les dimensions de la géographie se combinent dans ces images : ces paysages sont une géographie totale, l’affaire de toutes les géographies mêlées, physique, culturelle, économique, sociale, humaine,  peu importe le qualificatif.
Ces images, il est impossible de les regarder véritablement de manière commune car elles dégagent une singularité. Elles renvoient à une histoire individuelle et collective, aux différentes échelles du temps. Elles nécessitent et elles traduisent un rythme particulier et singulier, celui de l’homme qui s’arrête puis s’attarde à faire porter son regard sur les éléments les plus fins, constitutifs du paysage, et finalement s’attache aux lieux. Par ce processus il y a donc forcément une localisation, bien sûr pour celui qui photographie et qui sait où il se place, mais aussi pour celui qui regarde, un jour, quelque part dans une exposition ou dans un ouvrage, et qui replace ces images mentalement en référence à des lieux fréquentés. Il ajoute ainsi à la propre construction de son espace social.
Car il y a là, à la fois pour chaque photographie considérée isolément et pour l’ensemble également, une concentration de temps et d’espaces, d’interfaces entre toutes les échelles de l’humanité : les échelles du monde qui font que les mêmes produits, les mêmes formes d’objets, les mêmes perceptions peuvent se retrouver en différents lieux de la planète, et les échelles du local, jusqu’à l’infiniment petit, jusqu’à l’intimité de la relation entre l’homme et l’espace. Celle-ci s’exprime à la fois dans les détails concrets, observables matériellement, et dans les représentations mentales qui permettent à chacun d’interpréter ce qu’il observe et d’en faire naître un ressenti.
Les photographes traduisent, chacun dans leur style, un regard d’homme sur ce qui l’entoure. Ces photographies ne montrent pas une réalité : elles sont un point de vue sur un morceau d’espace et une sorte d’interprétation, une sublimation du réel. En donnant à voir et en diffusant, en vulgarisant cette interprétation, elles font naître du paysage. Elles proposent de donner un sens à ce qui est observable. Certes elles figent un instant mais elles ont l’immense pouvoir de faire circuler cet instant, de le faire voyager dans le temps et dans l’espace, de le faire partager. Au fur et à mesure où elles s’éloignent de leur auteur, elles perdent de leur sens originel mais elles se chargent des territorialités multiples de ceux qui les regardent. Puis chacun de ceux qui observent ces images fait un peu le même effort de mise en relation d’éléments à la fois concrets et immatériels, de croisement de dimensions temporelles et spatiales.
Ainsi, en partant du moment et du lieu présents, ces images sont peut-être à la genèse du territoire de demain, à la naissance des éléments constitutifs du sentiment d’appartenance parce qu’elles touchent au sensible de l’homme, à ce qui va lui faire aimer ou non son espace vécu, à ce qui va donner une épaisseur temporelle à son quotidien, à ce que l’on va souhaiter garder et à ce que l’on veut remettre en cause de l’organisation socio-spatiale établie.
On se sent immédiatement plus ou moins proche de telle ou telle image, plus ou moins l’envie de s’y glisser et de s’en imprégner par d’autres sens que celui de la vue : c’est l’imagination qui est à l’œuvre et qui nous donne envie ou non de cheminer dans ces décors, de suivre des chemins ou tout simplement d’en créer de nouveaux, de nous perdre dans ces formes du monde mais jamais complètement. Par le jeu complexe de nos filtres mentaux, notre regard se connecte immédiatement avec les autres sens pour amplifier les formes et les couleurs de ces images : l’inconscient nous fait toucher ces paysages c’est-à-dire les parcourir, les fouler au pied. De la même manière on perçoit presque l’inégale intensité des bruits qui s’échappent de ces portions d’espaces, le bruit d’un train même lorsqu’il ne circule pas, l’eau qui court en minces filets, en cascade ou larges rivières paisibles, les odeurs aussi qui y sont associées : celles des sous-bois, des marais humides, celles des routes asphaltées ou des géraniums dont on respire le parfum par la fenêtre entrouverte.
Peu à peu le paysage, avant tout composition humaine, entre en retour dans notre vie et fonde les identités individuelles et collectives, celles des hommes et des territoires, en proposant à chaque instant un réordonnancement des formes et des signes, un réaménagement de l’espace. Ainsi le regard porté, même sur les éléments les plus naturels, n’est-il pas déjà un regard aménagiste, c’est-à-dire qui cherche l’organisation de l’espace, une forme d’articulation des choses pour que le monde réponde à l’objectif d’habitabilité et de projection des sociétés dans le futur, à l’objectif de perpétuation de l’humanité.
Samuel Arlaud
Maître de conférences de géographie à l’Université de Poitiers.
Avril 2007.
( Publié dans L’Actualité Poitou-Charentes n° 76, à propos de l’exposition Rural/Urbain, à la galerie Louise Michel à Poitiers. )
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