EN TERRITOIRE URBAIN        

Il en est des paysages comme des humains que l’on est amené à croiser.
De certaines personnes, il nous arrive de penser que même si nous ne les avons jamais vues, nous les connaissons ; du moins, avons-nous l’impression de les connaître… Parfois de longue date. Ils se présentent, tendent une main, offrent une joue lisse, ils sont rassurants. On sourit. Bien sûr, on les connaît. Pour un peu, on passerait sans les voir.
Et il se produit parfois une faille dans cette perception rassurante. Un détail. Nous ne l’avions pas enregistré au premier abord, il vient déparer l’ensemble. Le nez n’est plus tout à fait droit, le regard fuit, le sourire s’étire vers le bas du visage ; bref, nous étions dupes de cette apparence lisse qui rassure et calme notre curiosité trop souvent paresseuse. Sous l’apparente symétrie, le sage ordonnancement des éléments, la balance des masses, l’équilibre rassurant, il y a cette faille. Un dérapage dans notre perception. Encore un peu, on se frotterait les yeux. Mais non ! Nous avions bien vu, finalement...
Ces paysages ordinaires, tellement ordinaires que nous les avons trop vus, nous ne les voyons plus. Ils font partie de notre univers mental, de nos habitudes, de notre représentation standardisée de notre monde. Nous passons. Et ils s’absentent du monde selon nous, celui que nous percevons. Ainsi, il y faut un œil averti pour nous aider à nous y retrouver, pour nous aider à les mettre en musique, à leur redonner sens.
Claude Pauquet nous aide à voir. A voir mieux, à revoir, plutôt. Et les photographies qu’il nous propose des paysages urbains me font penser à ce mot de Paul Valéry : « Une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons ».
 Une des acceptions d’urbain, c’est-à-dire de « qui a les qualités de la ville », est celle, au sens figuré, de qui se montre « poli, de bon ton ».
On pourrait affirmer, en matière de provocation : les paysages de Pauquet sont trop polis pour être honnêtes ; pour exister, tout bêtement, bien honnêtement. Il y a dans les clichés du monde -tel qu’il le voit et le capte- de ces fêlures qui dérangent la perception convenue que nous pouvons en avoir. Claude Pauquet nous empêche de somnoler, d’être des passants qui ne font que passer…
Premier indice de cette malignité des paysages qu’il photographie: l’homme est absent. La ville est désertée, Aurait-elle été abandonnée après une quelconque catastrophe ou rencontre sportive qui grouperait les habitants autour des téléviseurs ? Pourtant les traces de la présence humaine abondent, ici et là.
Ici, on a « anti-volé » un petit vélo peint de couleurs tendres au massif pilier d’un panneau de signalisation ; là, devant une porte de garage d’un lotissement flambant neuf, un squelette déformé de mobylette se tord sur le macadam, comme un avertissement. Il nous est rappelé que le neuf se périme vite ; tel immeuble se détachant sur un ciel limpide, derrière l’abri doublé de grilles métalliques et de pots de fleurs naturelles, est promis à la casse dans un futur rien moins qu’incertain. D’ailleurs, des bâtis de fenêtres désarticulés s’entassent devant cet autre dont les ouvertures sont aveuglées… Ces images nous ramènent à une ville réduite à sa stricte expression minérale : béton, pavé, fer.
Autres indices de cette humanité disparue, mais aussi attestée: le dérisoire, l’incongru, l’ironique.
Dérisoires,  ces efforts pour vaincre la minéralité de la cité. Au pied d’un immeuble bleu un réduit humain, fleuri, abrité du soleil par un parasol, tente de recréer un Eden, un petit paradis tranquille, une variante du  « do-mi-si-la-do-ré » , gamme et emblème de la satisfaction béate du propriétaire.
Incongru, ce marquage au sol qui autorise le dépassement avec un arbre en son exact milieu ; ironique, cette ligne de fuite qui ordonne barres d’immeubles et voitures sagement rangées…
Désertés, dérisoires, incongrus ou ironiques, décidément trop étranges pour ne pas être urbains, les territoires de Claude Pauquet…
Pierre D'Ovidio
Ecrivain
Juin 2007
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